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Habiter les interstices des villes post-industrielles anglaises : les ambiances suburbaines racontées par la musique et les images selon Space Afrika

Antoine Malo

De la musique à la photographie, Space Afrika prolonge ses explorations de l’inscription des expériences sensibles dans les ambiances urbaines inhospitalières.

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Le duo d’artistes de Manchester Space Afrika (composé de Joshua Reid et de Joshua Inyang) développe une œuvre musicale tour à tour ambient, électronique ou hip-hop expérimental. On y trouve néanmoins un dénominateur commun : les spectres de corps ou d’histoires intimes, et leurs errances dans un contexte sonore plus ou moins abstrait évoquant la froideur des espaces publics interstitiels qui caractérisent les villes post-industrielles anglaises. Ainsi Space Afrika s’inscrit dans la tradition d’un pan de la musique électronique anglaise qui s’attache à refléter les errances de la vie quotidienne dans un milieu urbain impersonnel, pollué et pluvieux. On pense en premier lieu au South London hanté dépeint par la musique de Burial, dont les travaux de Mark Fisher (2014) ont su rendre compte avec justesse.


MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions.
"Burial amène à parcourir ces espaces abandonnés où les raves ont autrefois déroulé leurs carnavals et à constater qu’ils sont redevenus abandonnés et dépeuplés. Sous nos pas, des craquements de verre brisé. […] Les hallucinations musicales transforment les rythmes de la ville en êtres inorganiques, plus abattus que maléfiques. On voit des visages dans les nuages et on entend des voix dans les craquements. Ce qu’on avait momentanément pris pour des basses en sourdine est en réalité le bourdonnement des voitures de métro.” – Mark Fisher (2014), Ghosts of my life : Writings on depression, hauntology and lost futures, traduction de Julien Guazzini pour l’édition française (Entremonde).

L’œuvre musicale de Space Afrika trouve évidemment une hérédité avec celle de Burial, que ce soit par son contenu ou par son enrobage minimal. Somewhere Decent to Live, Meet me at Sachas, Above the Concrete / Below the Concrete, Primrose Avenue, The Way Home, The Sudden Walk… La spatialité des intitulés de morceaux, albums ou EP accompagnent l’évocation musicale d’une urbanité morose et grisâtre. La pochette de Primrose Avenue dresse par traits blancs sur fond noir la perspective d’une suburb vide. Celle de Honest Labour illustre par le flou et par le contraste le dialogue entre le mouvement d’un axe routier et la solitude immobile d’une silhouette sous une pluie nocturne.



Les signes évocateurs d’un urbain particulier (dés)hérité et vécu sont partout, le duo mancunien part de ses expériences sensibles de la ville pour sculpter ses productions.

“Tout ce que nous faisons et sommes est le produit de notre expérience, et notre environnement est donc d’une importance capitale. […] Lors de nos déplacements quotidiens et de nos sorties en ville, nous percevons les sons naturels et la dynamique des choses les plus simples, comme les transports, et cela devient une seconde nature. Manchester est l’endroit qui nous a faits, nous sommes nés et avons grandi ici, nous avons appris les rouages ici. Il serait difficile, peut-être même ignorant, de ne pas traduire cela dans les sons que nous créons.” – Space Afrika pour le magazine Truants (2016), traduction de l’auteur.

Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, Manchester, berceau de la révolution industrielle, est marquée par un fort déclin industriel et une forte augmentation du chômage, et de plus fortement fragilisée par les politiques libérales de Thatcher à partir de 1979. Dans ce contexte s’est manifesté le le développement de mouvements alternatifs dans des quartiers de grands ensembles dans les années 1970 et 1980. Des lieux alternatifs et contre-culturels et leurs figures musicales attenantes ont émergé, avec le post-punk et la new wave de Joy Division/New Order ou plus tard avec les scènes acid house et rave UK se déployant grâce à The Haçienda notamment. Les stratégies néolibérales de développement de la ville qui ont suivi ont eu pour effet la formation d’ « une ville beaucoup plus duale où se côtoient des espaces très dynamiques […] et des espaces de relégation extrême » (Vincent Béal, 2014).


La musique de Space Afrika explore ces fragments d’espaces urbains délaissés, leurs mouvements et leurs statismes, les infrastructures qui les dessinent et les éloignent. Les sons de la ville s’y entremêlent, parfois capturés lors de déambulations, parfois issus d’archives audio sur Internet. Ambiances, sirènes, et autres signaux sonores urbains sont recontextualisés en musique, et les rares passages de spoken word ou de chant lointain y ajoutent l’humanité d’histoires intimes et de leurs expériences sensibles, sensorielles et sentimentales dans ces contextes suburbains. La musique cartographie des ambiances, laisse à voir les lieux occupés et appropriés au milieu des grands axes routiers et des grands ensembles.

“Nous rendons hommage à ces environnements suburbains. Nous montrons les limites de ces structures et essayons de les décomposer dans un même mouvement.” – Joshua Reid (de Space Afrika), pour le magazine Dazed (2023), traduction de l’auteur.


Space Afrika s’inscrit ainsi dans une scène distinctive qui reste à être nommée et se dessine depuis quelques années dans le nord-ouest de l’Angleterre. Iceboy Violet, Rainy Miller, Blackhaine, aya, Renzniro… Autant d’artistes qui l’animent par des collaborations régulières, se retrouvent autour de lieux comme The White Hotel ou Soup Kitchen, et développent une esthétique collective, au-delà des carcans de genre, et qui s’attache avant tout à exprimer une représentation collective des espaces urbains qu’ils ont habité ou habitent toujours. Peu importe les noms précis des villes ou quartiers périphériques, les ambiances ressenties sont peu ou prou les mêmes dans ces espaces post-industriels. Selon le duo, ces tropes communs naissent d’un enfermement géographique partagé dans ces espaces en déclin.

“La ville change très rapidement et nous sommes nombreux à nous trouver dans la même situation. Ce qui est positif, c’est que nous avons pu former des communautés, des groupes de personnes qui pouvaient commencer à s’attaquer à des problèmes spécifiques dans l’endroit où nous étions installés. Nous nous sommes inspirés de l’architecture et de nos déplacements pour en faire une forme d’art. C’est ce qui rend la musique de cette région très intéressante. […]. Manchester a peut-être été sous les projecteurs dans les années 1990, mais rien de ce qu’on nous avait promis n’est arrivé. Cela oblige les gens à se mettre dans des cases, dans des endroits où ils doivent commencer à créer quelque chose. Avoir ces espoirs et ces rêves et essayer de les réaliser dans des espaces confinés peut avoir des résultats intéressants.” – Joshua Reid de Space Afrika pour le magazine Exberliner (2022), traduction de l’auteur.
MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions.

Avec MONO, publié par Kermesse éditions, Space Afrika continue son exploration des ambiances urbaines, en images cette fois. MONO est une série de cartes blanches monographiques et monochromatiques, imprimées en risographie. Le contenu de la publication est choisi par l’artiste contributeur.rice, la couleur d’impression aussi. Pour l’occasion, Space Afrika se plonge dans une dérivation photographique de leur travail sonore. Le groupe présente une collection de photographies urbaines nocturnes, sous des tons sépia.


Le grain et le flou ajoutent à la distanciation des sujets et à l’ambiance brumeuse des espaces traversés ou investis. Le glow des sources lumineuses artificielles que sont les lampadaires, les phares ou les gyrophares et de leurs reflets ainsi que le trouble saturé de l’obscurité rendent compte de la façon dont les espaces urbains interstitiels d’une ville post-industrielle anglaise peuvent être ressentis, entre inhospitalité, aliénation et rencontres. De rares sous-titres ajoutent une structure narrative et un propos relatant un état d’alerte du marcheur lors de ses noctambulations. Les corps sont anonymes, capuchés, parfois réduits à des spectres lumineux en mouvement.


MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions.

Les errances photographiées jouent sur les textures mais aussi sur les angles et points de vue pour dévoiler une critique du contrôle politique de l’espace public. Des images plus abstraites sont juxtaposées avec des éléments de documentation de la contestation de la domination : sur deux pages, une voiture renversée brûle par un feu qui la découpe en l’éclairant.


MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions.

Des photographies sont prises de haut, surplombant ceux qui parcourent ou restent immobiles dans l’espace public, intimant alors l’état de surveillance permanente et insidieuse permise par les CCTV. Dans le prolongement de leurs ambiances musicales texturées et du romantisme désillusionné injecté par les événements vocaux, ici la juxtaposition de photographies fait naître un discours par les images en rendant compte de l’inscription des sens et sentiments des individus dans les espaces fragmentés et froids des villes post-industrielles nord-anglaises.


MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions.

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Article écrit par Antoine Malo.



Pour aller plus loin :


-       Discographie de Space Afrika : https://space-afrika.bandcamp.com/music

-       MONO – Space Afrika (2023), Space Afrika, Kermesse éditions : https://kermesse.cool/products/mono-space-afrika

-       Fisher, M. (2021). Spectres de ma vie : écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus. Entremonde (traduction Guazzini J.) : https://entremonde.net/spectres-de-ma-vie

-       Dazed Digital, Space Afrika: the ambient noise duo putting Manchester on High Alert, par Günseli Yucinkaya, 2023 [Consulté le 23/11/2023] : https://www.dazeddigital.com/music/article/60076/1/space-afrika-joshua-inyang-joshua-reid-interview-2023-manchester-music

-       Exberliner, Space Afrika on the future, Cosmic Awakening and how to “keep the rawness”, par Damien Cummings, 2022 [Consulté le 23/11/2023] : https://www.exberliner.com/music-clubs/space-afrika-cosmic-awakening-hkw-honest-labour-rawness-interview/

-       Truants, Truancy Volume 162: Space Afrika, par Antoin Lindsay, 2016 [Consulté le 23/11/2023] : https://truantsblog.com/2016/truancy-volume-162-space-afrika/

-       Béal, V., & Rousseau, M. (2014). Entretien La trajectoire néolibérale de deux villes industrielles britanniques, Manchester et Sheffield. revue Urbanités : https://www.revue-urbanites.fr/la-trajectoire-neoliberale-de-deux-villes-industrielles-britanniques-manchester-et-sheffield-entretien-croise-avec-vincent-beal-et-max-rousseau/

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