Vous connaissez sûrement To Van Cao comme DJ résident à Rinse France ou, plus récemment, membre du duo Otto Diva. C’est en tant que productrice, et chanteuse, que l’artiste décide de mener la suite de sa trajectoire dans l’industrie de la musique. Elle a récemment commencé l’apprentissage du Đàn bầu, instrument traditionnel vietnamien, qui lui permet de tisser un lien avec son héritage, pour ensuite l’intégrer dans son oeuvre électronique. On a voulu en savoir plus sur ce parcours, ses épiphanies créatives, et l’axe de son DJ set hybride pour le Girls Don't Cry festival qui se déroulera à Toulouse du 24 au 26 novembre.
mana : Hello To Van ! Tu as récemment commencé l’apprentissage du Đàn bầu. Comment a été suscité ton intérêt pour cet instrument traditionnel vietnamien ?
To Van Cao : Je me suis intéressée à la musique vietnamienne pendant le Covid et avec l’envie d’affirmer mes origines suite aux préjugés qui ont surgi sur la communauté asiatique par rapport à la maladie et j’ai fait des recherches pour m’éduquer. Je suis tombée sur une compilation de Pham Duc Thanh , qui est un spécialiste du Đàn bầu. Ça m’a matrixé, particulièrement une track qui se traduit par “Musique de ma patrie”. La mélodie m’a donné envie de pleurer. Il y a un truc vraiment viscéral dans ma réaction au Đàn bầu. C’est un instrument qui imite les inflexions de la voix humaine. Il reproduit des intonations dans la langue vietnamienne, qui a plusieurs tons, qui donnent différentes significations aux mots. Par cette fascination, j’ai d’abord commencé à faire des édits électroniques de musique traditionnelle vietnamienne.
Et comment en es-tu venue à jouer toi-même du Đàn bầu ?
J'ai voulu apprendre cet instrument, sauf que faut savoir que cet instrument est très peu enseigné en France. Ce n'est pas très étonnant. Mais j’ai trouvé un conservatoire qui donne accès à des instruments plus rares venant d’Inde par exemple. C’est ma prof au conservatoire, dont j’ai eu le contact par un ami vietnamien de Londres, qui m’a trouvé mon instrument.
T’es sortie de ta zone de confort pour t’initier à cet instrument, qui n’a pas l’air d’être évident d’accès. J’ai cru comprendre aussi que c’était un instrument plutôt joué par les hommes. Ça t’a aussi motivé à entreprendre le périple ?
Aujourd'hui, tout le monde peut en jouer. Il n’y a plus de connotation.
La légende dit que c'est une femme qui cherchait son mari, qui était parti à la guerre. Elle s’est faite tout voler et a même été aveuglée. D’ailleurs, ça a longtemps été joué par des personnes aveugles au Vietnam, pour gagner leur vie. Une fée lui aurait offert le Đàn bầu. C’est donc parti d’une femme. Puis, c’était exclusif aux hommes. Je ne sais pas à partir de quand, mais c’était très déconseillé aux femmes de l’entendre ou d’en jouer, par la suite. C’est un instrument qui charmait ! En tout cas, il y a plein de choses à creuser sur ce sujet, son évolution historique, la place de la femme en tant que musicienne au Vietnam, etc.
J’ai cru comprendre que tu avais lancé des initiatives pour justement inviter des personnes d’origine asiatique pour créer des espaces plus inclusifs.
Dans notre scène, il n’y a pas énormément d’artistes issus de l’immigration asiatique. Mais j’ai connecté avec des gens dont c’était le cas, basés à Londres, en Norvège, ou même une amie Kim qui est à Rotterdam, il y aussi Poinçon du Fata Morgana. Il y a quelque chose à faire à Paris. Souvent, quand je dis qu’il n’y a pas beaucoup d’artistes asiatiques qui sont connus dans la musique électronique, on me dit “Ouais, il y a Peggy Gou”. C’est souvent l’argument qu’on sort aux personnes racisées, on prend un exemple pour dire que c’est bon, mais il en faut plus des Peggy Gou. À Londres, je trouve qu’ils sont forts. Il y a les soirées Eastern Margins par exemple, qui sont blindées. J’aimerais bien lancer des soirées, mais bon, je ne suis pas programmatrice spécialement et j’aimerais me concentrer sur ma carrière en tant qu’artiste pour le moment.
Je vais jouer pour le collectif vietnamien Nhạc Gãy au Point Ephémère le 24 novembre, je suis vraiment contente parce que c’est je pense la première fois qu’il y aura un line-up composé complètement d’artistes vietnamiens.
Justement, en parlant de carrière, tu as pris le micro récemment dans Otto Diva, duo electro-punk. Est-ce que tu as décidé de prendre cette direction naturellement ou tu percevais une certaine lassitude ou restriction face au mix ?
Quand j’étais uniquement DJ, je me disais qu’il fallait avoir la voix de Mariah Carey pour chanter, sinon c’est mort. Savoir être chanteuse ; taper des notes. Puis, un jour on a fait un B2B avec Dom, plutôt electro. On s’est dit que c’était cool. Puis il m’a partagé que ça faisait un moment qu’il voulait monter un groupe avec quelqu’un qui chante. Je lui ai dit que je ne chantais pas même si c’était quelque chose qui me faisait envie, il m’a répondu “essayes”. Du coup j’ai tenté et c'était comme une épiphanie. Je m’étais mise une barrière car je pensais que ça ne passerait pas. Mais je me suis rendu compte que ma voix, c’était mon instrument aussi, donc j’ai commencé à l’utiliser.
J’ai pas forcément conscientisé l’empowerment. Je me suis juste rendu compte que mettre des mots, ça pouvait aussi donner des intentions, des émotions. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à écrire des textes, que je croyais aussi réservés aux poètes académiques. Cette étape m’a permis de contrer certaines barrières que je m’étais mise.
Du coup, tu étais entrée dans une phase de changement ?
C'est vraiment ça. C'est un peu un prolongement d'une découverte de moi, même si la musique électronique des DJ ça fait plus longtemps. Mais réellement, cette partie artistique de création créative, ça fait que deux ans, que je l'explore.
Il faut juste essayer. Ableton, je n'osais pas, je me disais que c’était un truc de geek, pas pour moi. Les maths, ce n'était pas pour moi non plus. Il y a toute cette aura très masculine autour de la prod. Mais il faut s’y mettre. C’est un apprentissage.
Ton rapport à la musique électronique, est-ce que tu trouves qu'il a changé depuis que justement, tu t'es mis à un instrument acoustique et que tu chantes ?
Alors c'est marrant parce qu'avant je jouais des tracks avec des vocaux. Enfin, dans mes sets, j'ai toujours un moment où je mets des vocaux. J’aime vraiment trop faire ça. Mais j’explore plus maintenant. Typiquement, pour le Girls Don’t Cry Festival, je vais faire mes prods et prendre mon mic pour faire un un DJ set hybride où je vais mélanger plein de genres (electro, techno, grime…). Donc du coup, c'est peut-être un prolongement de cette pratique qui s'est faite.
Comment a évolué ton approche du milieu de la musique éléctronique ?
Ça ne va vraiment pas me rajeunir, mais j'ai dû commencer à mixer il y a un peu plus de dix ans. C’était un hobby, et je ne voulais surtout pas en faire mon métier. Bon alors voilà, ça fait un an, j'ai quitté mon taf. Bref. À l’époque, il n’y avait pas insta. Tu sors, tu rencontres des gens comme ça. Bon par contre, il y avait déjà Soundcloud Mixcloud. Enfin ton image, c'était toi. Aujourd’hui, ce taff là, il s’est juste retrouvé sur internet. Mais le travail social, tu devais le faire aussi.
Je me souviens qu'à l'époque, je m'habillais déjà tout en noir. Mais j'étais vraiment en mode hyper simple t shirt noir, parce que justement je voulais pas qu'on puisse penser que c'est parce que je suis une meuf que je suis là. Je me sentais très seule au fait. Aujourd’hui, avec les réseaux, tu vois d’autres femmes jouer, tu te sens moins seule.
Par contre, il y a l’importance d’Instagram et des visuels qui a changé. C'est quand même un réseau social d'images. Si tu veux communiquer, il faut bien que tu communiques par une image, que ce soit un artwork, une vidéo, ta photo de toi. Je pense que c'est quelque chose qui est devenu prépondérant.
Oui, et tu sembles t’amuser avec en tout cas !
J’aime bien le faire, sauf quand tu as des vieux dégueulasses qui écrivent des DM, ça par contre dans ces moments-là, je suis un peu dépitée. Et encore moi, c'est tranquille, c'est une fois de temps en temps et je ne suis pas très exposée. Mais c'est vrai qu'effectivement, à partir du moment où tu te mets en avant de façon plus sexy, féminine, enfin plus sur ce versant-là, du coup, tu t'exposes à ce genre de comportement. Cela ne va pas m’arrêter pour autant, cela fait partie de mon expression, je me suis toujours exprimée avec ma façon de me présenter.
Est-ce que tu as déjà eu des préjugés par rapport au fait que tu joues avec ton image, que tu aimes bien la mode, que justement, tu joues sur ces codes ?
Ce qui est hyper dur avec ce genre de préjugés, c'est que c'est jamais “in your face”. Je pense que ce n’est pas évident de savoir ce que l'on peut penser de toi parce que les gens ne le disent pas forcément à ce sujet. Mais une fois il y a une femme qui m'a dit “ah oui, toi tu dois te dire parfois, oui c'est parce que je suis sexy que j'ai des bookings”. J'ai buggé parce que pour moi c'est tellement pas possible que ce soit le cas.
Une fois j’ai fait une playlist sur une photo de moi en culotte dans ma salle de bain, et un cinquantenaire m’a écrit. Du coup j'avais fait une story, je m'en étais plainte en disant que c'est pas parce que je fais ce genre de photos que c'est une invitation et j'ai perdu plein de followers à ce moment-là…
T’es pas du tout en sécurité. Ce sont jamais les hommes qui reçoivent ce genre de message.
Non, mais je suis choquée par ce côté un peu libre-service que les hommes peuvent avoir par rapport aux femmes. Il y a un rapport à l’image assez étrange. Je me dis que c’est pas forcément nécessaire pour faire sa carrière : tu as des personnes qui réussissent sans participer à tout ça comme Skee Mask, Object DJ Bus Replacement, il y en a mais ils ont des concepts.
En tout cas, on m'a éduqué en me disant “une meuf ça doit être jolie”. Enfin je veux dire que ton physique, c'est une partie intégrante de toi. On subit une pression quand même d'être présentable. Et d'être douce et aimable. Et quand tu ne rentres pas dans ce schéma-là, c'est conflictuel quoi.
Quand j'en parle à des hommes, ils disent “mais de quelle pression tu parles ? Chacun est libre de faire ce qu'il veut.” Mais ce qu’ils ne comprennent pas c’est que quand tu es une femme on va beaucoup plus te juger et être exigeant avec toi sur plein de sujets qu’ils n’ont même pas à affronter : que ce soit dans la musique que dans des sujets de société.
Ma dernière question: “Girls don’t Cry”, c’est vrai ?
Non mais moi, je pleure tout le temps, pour moi, c'est vraiment une de mes façons d'exprimer. Ça me soulage. Je sais que je pleurais beaucoup quand j'étais petite et on me l’a beaucoup reproché. C'était dur à gérer.
Pleurer, c’est courageux, tout à l’image de la programmation de ce festival qui nous met en avant !
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